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« Je suis revenu lentement »

Préface au fleuve et autres poèmes
de Javier Heraud


Une vie n’y suffit:

Il en faut une autre

Pour revenir en arrière

Roberto Juarroz

 

D’un livre souvent une seule phrase contient toutes les autres, et un seul quartier d’une seule ville, une rue, un édifice, une porte à la peinture rongée de vous avoir attendu, contiennent tout un voyage.

Dans un voyage imaginaire, Javier Heraud, parlant des rues, écrit le mot « Barranco ». Un quartier au sud de Lima, construit au bord de la falaise, au bord du Pacifique. Un ancien village de pêcheurs relié par un ravin à l’étroite plage. Il est important de préciser que c’est un village de pêcheurs. On sait à quoi s’attendre. Des maisons basses, colorées et décolorées, rongées par le salpêtre et la poussière liménienne. Des ruelles. Un autre poète, dont je n’ai jamais lu les poésies, est né dans l’une d’elles. Des impasses. Un pont. Cela aussi il est important de le préciser. Il y a si peu de ponts à Lima.

Après avoir longé toutes ces maisons repliées sur elles-mêmes, on arrive à la place San Francisco, et à la Bibliothèque municipale. Quand j’étais à Lima, elle était d’un rose passé par trop d’hivers et, en son centre, on pouvait admirer une sculpture étrusque, en marbre de Carrare. On y trouvait aussi le même silence que dans les rues du quartier. J’avais 18 ans et je lisais les poésies d’un jeune homme mort à 21 ans, huit ans plus tôt.

Lima en 1971, Barranco, la bibliothèque dont les murs roses griffés et mordus par la neblina de l’hiver et l’humidité des étés abritaient une telle quantité de rêves et d’imaginaires qu’ils en bruissaient. Et un livre, El Río, paru en 1960 alors que son auteur avait 18 ans.

Qu’est-ce que c’est pour une jeune fille de 18 ans, de lire dans une ville froide de l’hiver du Pacifique, les poèmes de 18 ans d’un jeune homme mort à 21 ans?

C’est lire des mots qui ont l’âge éternel du jeune poète assassiné.

On peut s’y dissoudre comme il s’y est dissous lui-même.

Avec cette faculté étrange à se glisser dans les choses. À devenir arbre, à être fleuve, à être rue et montagne.

Avec cette mélancolie qui est l’étrange mélancolie de la jeunesse.

Peut-être parce que découvrir la vie c’est découvrir aussi la solitude. Tout cet espace et tout ce temps, dépeuplés après les foules de l’enfance.

À cause de sa grande taille, Javier Heraud devait sans cesse se pencher sur le monde pour le voir de plus près. Il voyageait le long des cordes qu’il ­jetait vers le réel, le long des rivières entre ses yeux et les choses du monde.

Voyages, fleuves, solitude. La solitude de la ­jeunesse, comme sa mélancolie, a la beauté et ­l’iridescence d’une géode. Des arêtes fines colorées d’ambre, cachées dans une gangue. À quel âge la calebasse de pierre grise se fissure-t-elle? À quel moment les grains précieux et coupants tapissent-ils les paumes de nos mains pour nous déchirer le front?

 

Beaucoup trop de poètes furent assassinés. Javier Heraud a reçu 19 coups de fusil. Il n’était pas armé. Ceux qui ont tiré, savaient-ils qu’ils étaient les pantins gris d’un pouvoir lointain? Les pantins gris d’une idéologie oppressive, déguisée en ­liberté? En 1963, le spectre du communisme faisait trembler les messieurs à cols blancs sous les nuques blondes et bien rasées. Il fallait traquer tout ce qui aurait pu, même d’un souffle, ébranler les piliers du temple capitaliste, les marbres blancs de la Maison Blanche et les plis parfaits des billets verts. Tout ce qui aurait pu empêcher d’éventrer et de piller un continent entier. Traquer, détruire, tuer. Même un jeune poète rêveur. Il est mort sur un fleuve, lui qui l’avait écrit. Le Fleuve.

Qu’est-ce que c’est pour une jeune fille de 18 ans qui arrive à Lima 8 ans après cette mort et lit Le Fleuve?

Je suis un fleuve, dit-il. Yo soy un río.

Yo soy el río. Je suis le fleuve.

Comme ils sont simples en apparence les poèmes de Javier Heraud. Pas de mots grandiloquents, pas de tournures endimanchées. Ils emportent dans un univers de pierre et d’arbre, de murs et de sentiers. Le long d’un fleuve. Mais attention ! Dans la poésie d’Heraud, les choses changent de place et de nature. Les mots emportent vers des ­destinations déroutantes.

Il serait impossible de revenir à mes 17 ans après avoir vécu un siècle, comme le chante Violeta Parra, sans revenir à l’histoire des quelques années de la jeunesse d’un homme mort à 21 ans, assassiné par la police sur un fleuve, au Pérou. C’est une histoire qui a commencé avec le premier coup de hallebarde porté par un Espagnol en 1492. Peut-être le coup a-t-il traversé les siècles et atteint ce jeune péruvien, à peine revenu des lieux les plus mal famés de la planète dans ces années 60 du vingtième siècle? L’Union Soviétique et Cuba. En plus, il s’est arrêté à Paris, ce qui ne plaide pas en sa faveur. Mais où et vers qui ou quoi se tourner, lorsque chaque jour, de l’aube au crépuscule, les paysages et les villes de votre pays vous démontrent par tous les moyens possibles, l’injustice et l’exploitation?

Voilà pour l’histoire.

Le reste est facile à deviner.

Après, il y a le livre de poèmes du jeune homme.

Il a 17 ans. Il écrit:

Ils nous avaient promis le bonheur

et jusqu’ici ils ne nous ont rien donné.

Pour quoi élever des promesses si

à l’heure de la pluie

nous n’avons que le soleil et le blé mort?

Pour quoi récolter et récolter si

ensuite ils nous enlèvent le maïs,

le blé, les fleurs et les fruits?

Loin, très loin de ces Indes occidentales, dans l’Inde orientale un autre poète disait:

Le même fleuve qui court à travers mes veines

court à travers le monde et danse en pulsations rythmées.

Dans mon édition des poèmes de Tagore il y a une photo du poète, une coupure de journal glissée entre les pages. Un homme déjà âgé, avec les yeux d’une autre solitude. Je le regarde, le vieux Tagore, et je pense à ces années, ces dizaines, centaines d’années, ces milliers d’années où les vies se cassaient comme des brindilles. Où être vieux était un luxe.

Par jeu, je prends le livre à l’envers. Dans le ­recueil de Javier Heraud, traduit par Fanchita Gonzalez Batlle, le dernier poème s’appelle Louange des songes et destruction des ombres. Le mot espagnol pour louange, c’est alabanza. Une louange qui sonne comme une incantation. Et les derniers mots sont: destruction d’ombres et de mystères. Personne ne saura jamais quel mystère a été détruit. Lis-le ce poème, il serre le cœur comme une noix. Sans doute parce que l’on peut imaginer que son stylo est resté figé au-dessus de la feuille de papier au moment de sa mort. 19 trous dans la peau. C’est beaucoup pour un seul poète. Une destruction d’ombres et de mystères en bonne et due forme.

En 1961, et en 1971, et encore plus tard, et encore avant, même après le passage du Libertador sur les cordillères et les llanos, un nombre vertigineux de jeunes gens et jeunes filles ont été tués en Amérique latine. Ils voulaient tous la même chose, ces morts-là. Ils voulaient tous libérer leurs terres et leurs vies des liens perpétuels. Comme si les chaînes des prisonniers et des esclaves, les cordes qui emportaient les mineurs vers les galeries et les gisements, comme si tous ces liens n’en avaient ­jamais fini d’enserrer et de contraindre, bien au-delà du temps, bien au-delà des corps.

À lire Heraud, on voyage dans cet autre continent, celui des rêves. Celui où la poésie rend possible la liberté promise et toujours différée. C’est un monde écrit comme les nervures sur les feuilles, le monde d’Heraud. Il y est question d’eau, ­d’arbres, de fleurs, de rues, de maisons. Les couleurs sont vertes et sable. Les humains ne sont plus matière première, ils sont le continent entier. Ils ­dévorent la nature et se font naufrage et sentier. À lire ces lignes, on sent sous ses doigts la rugosité des vieux murs du Pérou, leurs pierres vivantes. Puk’tik’yawar rumi*, dit-on en quechua, « pierre de sang bouillonnant ».

 

Qu’est-ce qui fait qu’une poésie nous bouleverse ou simplement nous enveloppe? Je n’en sais rien. Peut-être faudrait-il demander à la jeune fille dans la bibliothèque à Barranco? Mais je parie qu’elle répondra que c’est ça le mystère détruit.

 

 

Patricia Farazzi

Février 2022

 

 

* On trouve l’expression dans le livre de l’écrivain et ethnologue péruvien, José María Arguedas, Los ríos profundos. Les poésies de Heraud ont été traduites en langue quechua par Mario Mejía en 2006.