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« Avant-propos» à Fragmentation


Les 30 chapitres de Fragmentation sont comme les fragments d'une histoire qui s'est déroulée en Amérique latine dans les 30 dernières années du vingtième siècle, au cours desquelles des populations furent torturées, assassinées, effacées, sans qu'à ce jour les bourreaux aient été le moins du monde inquiétés. À travers les histoires de pers nnages contraints à l'exil, le souvenir des massacres emprunte le chemin des mémoires chancelantes. Une performance sur un vieux rafiot en raconte les paraboles et se déroule comme un long rite funéraire pour tous ces morts sans sépulture.


Dans certaines dictatures de cette planète et, en particulier, en Amérique du Sud, de nombreux individus ont disparu dans des conditions atroces, et la plupart de leurs tortionnaires ont continué à vivre en toute impunité. Protégés et soutenus par des démocraties.

Mêler, superposer les genres et les identités et les faire se rencontrer dans des traces de vie, elles-mêmes fragmentées, m’a semblé indispensable à l’évocation de celles et ceux qui ont ­disparu sans qu’il ait été possible d’obtenir la moindre information sur leur mort, et encore moins de leur donner une ­sépulture.

Si certains ont survécu à ces dictatures, cela n’a pu être, pendant de nombreuses années, que dans l’exil. C’est pourquoi je n’ai pas cherché à imposer des précisions géographiques ou strictement chronologiques à des êtres privés de liberté, de noms, et exilés dans la vie comme dans la mort.

Les personnages de ce livre sont les fruits de mon imagination, mais il n’est pas exclu qu’ils cristallisent des traces de mémoire diluées au fil du temps. Ensemble nous avons à cœur de dire l’atrocité et l’absurdité de la guerre, de toutes les guerres. De dire qu’il n’y a pas de guerre juste, nécessaire. Pas de guerre sainte. Pas de guerre propre. Que la guerre est toujours sale et que la notion même de martyr est le pire et le plus odieux ­travestissement de la vanité.

Et si aujourd’hui à Buenos Aires, parmi les « folles de la place de Mai », celles qui sont encore en vie continuent à se réunir et à espérer, c’est que la blessure d’incertitude ne s’est ­jamais refermée.

 

J’ai parcouru ce continent quelques années avant les gouvernements de Pinochet et Videla (pour ne citer qu’eux), alors qu’un fragile possible de dignité et de paix palpitait dans ces « veines ouvertes de l’Amérique Latine », comme le dit Eduardo Galeano. Et ce n’était pourtant pas si extraordinaire ce que demandaient tous ces peuples métis, noirs, indios, blancs: juste recevoir un salaire décent, manger à leur faim et éduquer leurs enfants.

 

Ce livre ne comporte aucune « clé de lecture » car toutes les clés ont été interverties et toutes les portes donnent sur le vide où les corps ont été jetés, sur des salles de torture mystérieusement disparues, sur des salles d’archives effacées. J’ai suivi les bords des cicatrices du temps, cueilli les fleurs de chair et écouté les voix, alors…

… je dédie ce livre aux compañeras y compañeros de ma jeunesse.

À ceux de la maison d’édition La obeja negra, à ­Medellin.

Aux rêveurs de La ciudad solar, à Cali.

Aux étudiantes et étudiants de la Universad de San Marcos de Lima, qui, au début des années 70, était en partie gérée par les étudiants eux-mêmes et recevait toutes celles et ceux qui, sans cela, n’auraient pas pu étudier, faute de moyens, et où j’enseignais le français du « haut » de mes 18 ans.

Au mime Jorge Acuña.

À Mercedes « la negra ».

À María Esther Biscayart.

À Higinio Mena.

À nous toutes et tous, à nos rêves et à nos actions.

Et à cette fête extraordinaire qui avait envahi Santiago et bon nombre des villes du Chili, en 1970, alors que Salvador Allende venait d’être élu président.